Ne perdons pas de temps : Orphée n'était pas beau. Il n'était pas rapide. Il n'était pas drôle non plus. Les graphismes mettaient une éternité à s'afficher, ligne par ligne, pixel par pixel, dans un dégradé de gris et de marron qui donnait à l'enfer mythologique l'apparence d'un parking souterrain mal éclairé. Quand on passait d'une salle à l'autre, on attendait. On attendait
longtemps. Assez longtemps pour se demander si l'Amstrad n'avait pas planté. Puis, enfin, l'image se formait. Un couloir. Encore un couloir. Une forêt. Des falaises. Des marais. Toujours quelque chose de vaguement sinistre et définitivement moche.
Mais voilà le truc : on n'avait que ça. C'était ça ou rien. Alors on jouait à Orphée.
Le jeu était censé être une adaptation du mythe grec. Orphée descend aux enfers pour récupérer Eurydice, sa bien-aimée morte trop tôt. C'était romantique sur le papier. Dans les faits, c'était un labyrinthe démentiel de dizaines et de dizaines de lieux qui se ressemblaient tous, peuplé de créatures bizarres et parsemé d'énigmes dont la logique échappait à l'entendement humain. "Pourquoi faut-il poser le papier sous la loupe au milieu du désert ?" On ne savait pas. "Pourquoi ne faut-il
jamais toucher l'épée sacrée sous peine de tout faire planter ?" Mystère. On le faisait parce que la soluce le disait. Ou parce qu'après avoir tout essayé pendant des heures, c'était la seule combinaison qu'on n'avait pas encore testée.
Car oui, il existait une soluce. Dieu merci, il existait une soluce. Sans elle, Orphée était tout simplement
impossible. Pas difficile. Impossible. Le genre de jeu conçu par des développeurs sadiques qui devaient ricaner en imaginant des gamins se cogner la tête contre les murs pendant des années. Le parser était capricieux, les énigmes opaques, les indices inexistants ou trompeurs. Certains objets n'apparaissaient même pas dans la liste "OBJETS PRESENTS" mais il fallait quand même deviner qu'ils étaient là et les prendre. Comment ? Aucune idée.
Mes parents m'avaient acheté Orphée avec le magazine qui contenait la soluce. C'était un pack. Le jeu d'un côté, la solution de l'autre. Même l'éditeur savait que personne ne s'en sortirait seul. J'avais six ans, peut-être sept. J'ouvrais le magazine, je lisais les instructions, je les suivais à la lettre. "Aller dans la forêt. Prendre la gourde. Prendre une liane. Prendre une grosse branche. Retourner à l'entrée des enfers. Descendre de la falaise." Et même comme ça,
même avec la soluce sous les yeux, le jeu semblait interminable.
Chaque action prenait du temps. Déjà, il y avait l'attente de l'affichage des graphismes. Puis il fallait taper la commande – en espérant ne pas faire de faute, car le jeu ne pardonnait rien. Puis il fallait attendre la réponse du programme. Puis les graphismes se réaffichaient, lentement, si lentement. Une salle pouvait vous prendre une minute. Le jeu en comptait des dizaines. Des
dizaines. Lac au Monstre, Prison de Yurk, Porte du Désert, Fin du Néant, Entrée des Grottes, Gueule de l'Enfer, Antre du Démon, Chez la Sorcière, Nappe de Pétrole, Début des Marais, Prison des Condamnés, Ruines dans la Forêt, Rivière sans Retour, Refuge de la Déesse, Catacombes, Lac Souterrain, Commencement de la Fin... La liste n'en finissait
jamais.
Et le pire ? Il n'y avait
pas de sauvegarde. Vous avez bien lu. Pas. De. Sauvegarde. Si vous mouriez – et vous mouriez
souvent – il fallait tout recommencer depuis le début. Absolument tout. Retaper toutes les commandes, retraverser tous les lieux, refaire tous les puzzles. Une mort stupide au bout de deux heures de jeu ? Retour à la case départ. Un oubli d'objet crucial qui vous bloquait trente salles plus loin ? Recommencez tout. C'était infernal. Littéralement.
On avançait au pas de sénateur dans cet enfer pixelisé, et chaque pas ressemblait à une corvée. La soluce disait des choses comme "Aller à la Rivière sans Retour et construire un radeau. Embarquer dans le radeau. Indiquer n'importe quelle direction jusqu'à ce que le courant vous entraîne vers la Rivière dans la Montagne."
N'importe quelle direction. En d'autres termes : tapez des commandes au hasard en espérant que le jeu décide de vous laisser avancer. C'était du design de jeu vidéo à la roulette russe.
Et pourtant, on y retournait. Pas parce que c'était bon. Pas parce qu'on s'amusait. Mais parce qu'on
devait le finir. C'était devenu une question d'honneur, presque. On avait commencé, on ne pouvait pas abandonner. Même si c'était moche. Même si c'était long. Même si chaque session de jeu ressemblait à une punition auto-infligée. Même si mourir signifiait recommencer depuis le tout début.
Les mercredis après-midi s'étiraient dans une espèce de brouillard grisâtre. On s'installait devant l'Amstrad avec la soluce à côté, un goûter qui refroidissait sur le bureau, et on
progressait. Centimètre par centimètre. Lieu par lieu. "Aller au Lac au Monstre. Tuer la sirène. Prendre la harpe. Prendre de l'eau. Aller à la Prison de Yurk. Libérer Yurk." Yurk. Ce compagnon qu'on traînait partout et à qui on devait constamment demander de faire des trucs. "Yurk, ouvre cette porte. Yurk, bois du pétrôle. Yurk, brûle cette araignée géante. Yurk, saute cette crevasse." Sans Yurk, on ne pouvait rien faire. Avec Yurk, on avançait à la vitesse d'un escargot asthmatique.
Le jeu ne nous surprenait jamais. Il ne nous émerveillait pas. Il nous usait, tout simplement. C'était de l'attrition pure. On suivait la soluce comme un GPS défaillant, en priant pour ne pas se tromper, parce que la moindre erreur pouvait signifier des heures de progression perdues. "Ne pas toucher l'épée mais la donner à Yurk." Pourquoi ? Parce que. "Poser la grosse branche pour pouvoir prendre le papier." D'accord. "Monter sur le dos de Yurk et dire à Yurk de sauter la crevasse." Évidemment. Rien de tout ça n'avait de sens, mais on s'en fichait. On exécutait les ordres comme des automates.
À la récré, personne ne parlait d'Orphée avec passion. On en parlait avec résignation. "T'en es où ?" "Je viens de faire le coup de l'ascenseur avec les boutons. Toi ?" "Je suis mort à la Nappe de Pétrôle. J'ai dû tout recommencer." "Oh putain." "Ouais." On échangeait ces mots comme des prisonniers comptant les jours avant leur libération. Il n'y avait pas d'excitation, pas de théories sur les énigmes, pas de découvertes fabuleuses à partager. Juste une lente marche collective vers la fin. Si tant est qu'il y ait une fin.
Les graphismes, je l'ai dit, étaient moches. Mais le pire, c'était qu'ils étaient
répétitifs. L'enfer d'Orphée ressemblait à un patchwork de paysages génériques mal dessinés. Même palette de couleurs ternes. Mêmes textures approximatives. Parfois, on tombait sur une créature – une sirène, un démon, une araignée géante – et on se disait "Ah, enfin un peu de variété !" Mais non. Le monstre était représenté par un sprite grossier qui aurait pu être n'importe quoi. On se battait contre des formes géométriques approximatives en imaginant que c'étaient des créatures mythologiques.
Le système de combat était basique au possible. On tapait "tuer" et on regardait ce qui se passait. Parfois on gagnait. Parfois on mourait. Et quand on mourait, on devait tout recommencer.
Tout. Depuis l'Entrée des Enfers. En retapant toutes les commandes. En réaffichant tous les graphismes. En redemandant à Yurk de faire tous les trucs débiles qu'on lui avait déjà demandé de faire. Encore. Et encore. Et encore.
Aujourd'hui, quand je repense à Orphée, je me demande comment on a fait. Comment on a pu passer des heures, des après-midis entiers, devant ce jeu qui ne nous donnait rien en retour. Pas de plaisir. Pas de satisfaction véritable. Juste une lente progression mécanique à travers un monde gris et interminable, avec la menace constante de devoir tout recommencer à zéro.
La fin du jeu était à l'image du reste : bizarre et décevante. Après avoir rassemblé deux morceaux d'étoile, on était téléporté. On devait faire des trucs avec une corde, une poulie, un barrage. Pousser Yurk dans l'eau. Jeter une torche et plonger. Écouter un sage. Grimper à un arbre. Entrer dans un château. Donner l'épée sacrée à Satan. Et puis... "Tiens, vous êtes sorti du coma !" Voilà. C'était tout. Tout ce calvaire pour découvrir qu'on était dans le coma. Merci du voyage.
Mais peut-être que c'est justement ça, la leçon. On n'avait pas le choix. Les jeux, à l'époque, on ne les choisissait pas vraiment. On les recevait. Pour un anniversaire, pour Noël, parce qu'un copain nous prêtait sa cassette. Et une fois qu'on avait un jeu, on le
finissait. Même s'il était nul. Même s'il était moche. Même s'il était trop long. Même s'il n'avait pas de sauvegarde et qu'on devait tout recommencer à chaque mort. Parce qu'on n'en avait pas d'autre. Parce que c'était ça ou rien. Parce qu'abandonner n'était pas une option.
Orphée m'a appris la persévérance. Ou peut-être l'obstination stupide. Ou peut-être juste l'art de supporter l'ennui et la frustration sans céder. Je ne sais plus très bien. Ce dont je suis sûr, c'est que je l'ai fini. Enfin, je
crois l'avoir fini. Ma mémoire est floue sur ce point. Peut-être que je suis mort une fois de trop et que j'ai abandonné. Peut-être que j'ai vu la fin et que je l'ai immédiatement refoulée. Peu importe, au fond.
Je n'ai jamais eu envie d'y rejouer. Jamais. Orphée reste dans ma mémoire comme cette corvée interminable, cette épreuve qu'on s'infligeait parce qu'on n'avait rien d'autre à faire. Et pourtant, bizarrement, je ne regrette pas. Parce que ça aussi, c'était notre époque. Celle où on ne pouvait pas simplement fermer un jeu et en télécharger un autre. Celle où on s'accrochait, coûte que coûte, même quand ce n'était pas marrant. Même quand c'était carrément pénible.
Aujourd'hui, à quarante-deux ans, j'ai une bibliothèque Steam avec des centaines de jeux que je ne lancerai probablement jamais. J'ai le choix. J'ai l'embarras du choix. Et parfois, je me surprends à abandonner un jeu après dix minutes parce qu'il ne me plaît pas immédiatement. Parce que les graphismes sont moyens. Parce que le gameplay est répétitif. Parce que je suis mort et que je n'ai pas envie de recommencer ce passage.
Et dans ces moments-là, je repense à Orphée. À ces mercredis grisâtres passés devant l'Amstrad. À cette lenteur insupportable. À ces graphismes moches qui mettaient une éternité à s'afficher. À cette soluce cornée que je suivais religieusement, ligne après ligne, comme un rituel sans joie. À l'absence totale de sauvegarde qui transformait chaque erreur en catastrophe. À Yurk et ses corvées stupides. Au Lac au Monstre, à la Prison des Condamnés, à la Rivière sans Retour, au Commencement de la Fin.
On n'avait que ça, alors on faisait avec. On s'accrochait. On terminait, même quand ça n'en valait pas la peine. Même quand le jeu semblait conçu pour nous punir. Même quand chaque session ressemblait à une séance de torture volontaire. Et maintenant, avec tout ce choix, toute cette abondance, cette facilité de tout avoir tout de suite, ces sauvegardes automatiques toutes les trois secondes... je ne sais pas. Peut-être qu'on a perdu quelque chose en chemin.
Orphée était un mauvais jeu. Objectivement. Indiscutablement. Long, moche, frustrant, injuste. Mais il était
notre mauvais jeu. Notre épreuve. Notre descente aux enfers personnelle, à nous aussi. Et quelque part, dans un coin de ma mémoire, à côté des bons souvenirs, il reste là. Avec ses graphismes qui n'en finissaient pas de s'afficher. Avec son absence révoltante de sauvegarde. Avec ses énigmes absurdes et son compagnon Yurk qui ne servait qu'à faire des corvées.
Moche, long, impossible. Et étrangement, inoubliable. Pas pour les bonnes raisons. Mais inoubliable quand même. Parce qu'on l'a vécu. Parce qu'on a souffert ensemble, nous les gamins des années 80, devant nos Amstrad. Parce que même les mauvais souvenirs, quand ils sont assez vieux, finissent par avoir un goût de nostalgie.
Allez, Yurk. On y retourne une dernière fois. Depuis le début. Encore.
Soluce : car il n'y a aucune raison que vous n'y goutiez pas non plus :
Taper INVENTAIRE pour lister les objets en votre possession, sachant que 6 objets au maximum peuvent être transportés.
Taper REGARDER pour examiner les lieux et obtenir les issues possibles.
001- N
002- REGARDE
003- PRENDS GROSSE BRANCHE
004- PRENDS LIANE
005- PRENDS GOURDE
006- S
007- DESCENDS FALAISE
008- TUE SIRENE
009- PRENDS EAU
010- PRENDS HARPE
011- E
012- DELIVRE YURK
013- N
014- N
015- YURK OUVRE PORTE
016- N
017- O
018- OUVRE PORTE
019- O
020- O
021- PRENDS FLACON MAGIQUE
022- N
023- PRENDS TORCHE (elle s’allume automatiquement pour une durée limitée)
024- N
025- O
026- S
027- S
028- S
Monter le son de vos haut-parleurs
029- DONNE FLACON MAGIQUE A YOP (qui dira BAS, BAS, HAUT, MILIEU)
030- E
031- E
032- S
033- O
034- O (Noter l’inscription sur le mur – CUIQUE SUUM – A chacun le sien)
035- E
036- E
037- N
038- O
039- N
040- E
041- N
042- N
Comme indiqué par YOP
043- APPUIE BOUTON BAS
044- APPUIE BOUTON BAS
045- APPUIE BOUTON HAUT
046- APPUIE BOUTON MILIEU
047- S
048- S
049- PRENDS DEMI-ETOILE
050- S
051- O
052- O
053- O
054- DONNE HARPE A MINIU
055- E
056- N
057- N
058- N
059- N
060- E
061- N
062- E
063- DIS CUIQUE SUUM
064- ECHANGE CLE EN RUBIS
065- O
066- REMPLIS GOURDE
067- S
068- S
069- YURK BOIS PETROLE
070- SAUTE NAPPE
071- O
072- S
073- O
074- O
075- PRENDS CLE EN OR
076- N
077- N
078- E
079- OUVRE PORTE
080- APPELLE YURK
081- YURK BRULE PORTE
082- N
083- O
084- MONTE ARBRE
085- O
086- PRENDS CORDELETTES
087- E
088- E
089- OUVRE COFFRE
090- YURK PRENDS EPEE (si on la touche on ne peut pas finir le jeu)
091- POSE GROSSE BRANCHE
092- PRENDS PAPIER
093- E
094- E
095- S
096- S
097- POSE PAPIER SOUS LOUPE
098- ENLEVE PAPIER
(Vous lisez un message avant que celui-ci ne brûle
… Elle ser pas resla resap spier usle so …)
099- N
100- PRENDS MACHETTE
101- S
102- S
103- S
104- O
105- N
106- N
107- CONSTRUIS RADEAU
108- PRENDS EAU
109- S
110- S
111- SOULEVE ROCHER
112- PRENDS PIECE EN OR
113- N
114- N
115- EMBARQUE RADEAU
116- O
117- O
118- ACCOSTE
119- O
120- POSE MACHETTE
121- PRENDS BAGUE
122- E
123- EMBARQUE RADEAU
124- S
125- S
126- S
127- S
128- O
129- O
130- ACCOSTE
131- N
132- O
133- N
134- MONTE SUR YURK
135- YURK SAUTE CREVASSE
136- N
137- E
138- PRENDS OEIL DE VERRE
139- O
140- DONNE BAGUE A BELLUS
141- PRENDS OEIL DE VERRE
142- O
143- O
144- N
145- E
146- N
147- DONNE PIECE EN OR A BILLY
148- N
148- O
150- YURK BRULE ARAIGNEE GEANTE
151- O
152- O
153- N
154- ENTRE
155- TOURNE ANNEAU
156- TIRE ANNEAU
157- O
158- POSE OEIL DE VERRE SUR AUTEL
159- PRENDS DEMI-ETOILE
160- E (pour retrouver Yurk)
161- ASSEMBLE DEMI-ETOILE
162- PRENDS CORDE
163- N
164- O
165- S
166- PRENDS TORCHE
167- N
168- PASSE CORDE DANS POULIE
169- ATTACHE CORDE AU BARRAGE
170- TIRE CORDE AVEC YURK
171- POUSSE YURK DANS EAU
172- PLONGE
173- OUVRE PORTE
174- ENTRE
175- SORS
176- O
177- S
178- S
179- S
180- E
181- E
182- N
183- MONTE DANS ARBRE
184- MONTE DANS ARBRE
185- ENTRE
186- O
187- YURK DONNE EPEE A SATAN
FIN