Les Joyaux de Babylone. Jewels of Babylon. Que du texte. En anglais. Rien qu'en anglais.
Pas un seul mot de français dans tout le jeu. Zéro. Que de l'anglais, du début à la fin. Des paragraphes entiers qui défilaient sur l'écran. Et moi, sept ans, qui regardais ces lignes incompréhensibles avec la même perplexité qu'un chevalier médiéval face à des hiéroglyphes égyptiens.
Le jeu était à 80% textuel. Des descriptions, des descriptions, encore des descriptions. Et de temps en temps –
de temps en temps – une image s'affichait. Elle était jolie, c'est vrai. Des îles tropicales, des grottes, des plages. Mais voilà le problème : l'image mettait une minute à s'afficher. Une
minute. Soixante longues secondes pendant lesquelles on regardait l'écran se remplir ligne par ligne, pixel par pixel.
Et quand on se perdait – ce qui arrivait constamment – la même image s'affichait dix fois de suite. On tapait une commande. Minute d'attente. L'image apparaissait. On tapait une autre commande. Re-minute d'attente. La
même image réapparaissait. À la cinquième fois, on avait envie de hurler. À la dixième, on avait simplement envie de tuer quelque chose.
Il n'y avait aucune musique. Aucun bruitage. Juste le silence. Le grésillement du moniteur. Le cliquetis du clavier. Et cette attente interminable pendant que les graphismes se chargeaient avec la vitesse d'un glacier.
Par chance – ma seule chance – le précédent propriétaire du jeu avait glissé dans la boîte une page à carreaux. Une feuille de cahier couverte d'une écriture au bic, des mots anglais griffonnés en colonnes serrées. La soluce. Écrite à la main par quelqu'un qui, manifestement, avait réussi à terminer ce cauchemar.
Je ne comprenais
rien de ce que je faisais. Absolument rien. Je regardais cette feuille froissée. "CLIMB DOWN LADDER." D'accord. Je tapais les lettres une par une. Entrée. J'attendais. Une minute s'écoulait. Une image apparaissait lentement. Du texte en anglais défilait. Je ne le lisais même pas. À quoi bon ?
Ligne suivante. "ROW N." Je tapais. Attente. Une autre minute. Plus de texte incompréhensible. "GET OUT OF BOAT." Je recopiais. Et encore. "TAKE PLANK." "DRINK RUM." "KILL OCTOPUS WITH SPEAR." Je n'avais aucune idée de ce qui se passait. J'étais un robot qui exécutait des commandes dans une langue étrangère.
Le jeu était long. Interminable. La feuille contenait des dizaines de commandes. Chaque commande nécessitait une minute d'attente. Faites le calcul. Des heures. Des après-midis entiers à recopier mécaniquement des mots que je ne comprenais pas, à attendre que des images se dessinent pixel par pixel.
Pourquoi je continuais ? Je ne sais pas. L'obstination stupide de l'enfance, probablement. On n'avait pas beaucoup de jeux. Quand on en avait un, on le terminait. Point. Même si ce n'était pas drôle. Même si je n'y comprenais rien. Même si chaque minute d'attente me donnait envie de pleurer.
À la récré, je ne pouvais même pas en parler. "C'est bien, Les Joyaux de Babylone ?" "Aucune idée. C'est en anglais." "Ah." Silence gêné. Je suivais une soluce écrite à la main sans comprendre un traître mot. Ce n'était même pas jouer.
Les images étaient jolies, quand elles daignaient enfin apparaître. Mais après la dixième fois où la même plage tropicale mettait une minute à se redessiner, elle n'était plus jolie. Elle était juste
là. Encore. Toujours. Insupportablement lente.
Et puis, finalement, après des heures et des heures de recopie aveugle, j'ai tapé la dernière commande de la feuille. J'ai attendu. Une minute. L'écran de fin est apparu.
Il était nul. Complètement nul. Quelques lignes de texte en anglais que je ne comprenais pas. Peut-être une image basique. Je ne me souviens plus. Ce dont je me souviens, c'est de ce sentiment de vide total. "C'est tout ?" J'avais passé des semaines sur ce jeu. Pour ça ?
Je me suis demandé pourquoi j'avais fait ça. Pourquoi je m'étais infligé ce calvaire. Il n'y avait eu aucun plaisir. Aucune satisfaction. Aucune fierté à la fin. Juste cette question : "Pourquoi ?". Aujourd'hui, à quarante-deux ans, avec un anglais correct, je pourrais probablement rejouer et comprendre enfin. Mais l'idée seule me fatigue. Parce que je me souviens de cette lenteur. De ces images qui mettaient une éternité à s'afficher. De ce silence pesant. De cette incompréhension totale. Les Joyaux de Babylone reste dans ma mémoire comme l'un des pires souvenirs vidéoludiques de mon enfance. Pas parce qu'il était
mauvais, nécessairement. Peut-être qu'il était même bon, pour qui savait l'anglais. Mais pour moi ? Une épreuve. Longue, pénible, incompréhensible. Une corvée qu'on s'impose parce qu'on n'a rien d'autre.
Cette feuille à carreaux couverte de bic, je me demande où elle est maintenant. Perdue, probablement. Elle était ma seule bouée de sauvetage dans cet océan d'incompréhension. Sans elle, je n'aurais même pas pu commencer. Avec elle, j'ai pu finir. Mais finir quoi, exactement ? Un jeu que je n'ai jamais compris ? Une histoire que je n'ai jamais lue ?
Les Joyaux de Babylone. Beau, lent, incompréhensible, interminable. Long, pénible, silencieux. Avec une fin nulle après des heures d'efforts aveugles.
Et cette question qui reste, trente ans plus tard : pourquoi on a fait ça ? Je ne sais toujours pas.
Bonus : car il n'y a aucune raison que je sois le seul à souffrir, la soluce :
CLIMB DOWN LADDER, ROW N, GET OUT OF BOAT, E, TAKE PLANK, U, W, N, W, W, TAKE BOTTLE, EXAMINE BOTTLE, DRINK RUM, DROP BOTTLE, E, E, N, U, W, S, W, EXAMINE FISH, TAKE FISH, N, S, E, SHOUT, W, N, N, TAKE WATCH, S, S, E, E, E, E, S, E, S, S, E, S, GIVE WATCH TO CANNIBALS, N, N, E, TAKE FRUIT, S, S, S, E, S, TAKE MATCH, N, N, TAKE SPEAR, W, N, N, W, N, N. W, W, N, N, N, N, N, GIVE FISH TO LION, W, D, N, ENTER CAVE, KILL OCTOPUS WITH SPEAR, E, TAKE KEG, W, W, S, U, S, E, S, S, E, S, E, N, E, E, N, E, THROW KEG TO CROCODILE, STRIKE MATCH, THROW MATCH TO GUNPOWER, E, N, N, D, E, GIVE, FRUIT TO PARROT, TAKE GUN, SHOOT PIRATE (A CHAQUE FOIS QUE VOUS ETES , ATTAQUES ET JUSQU'A CE QUE MORT S'EN SUIVE....), ENTER CAVE, S, S, S, E, E, S, D, D, TAKE CROWBAR, U, PLACE PLANK OVER PIT, S, W, TAKE KEY, N, N, U, N, W, W, N, W, MOVE STONE WITH CROWBAR, PULL RING, D, S, UNLOCK DOOR, OPEN DOOR, S , TAKE ROD, TAKE JEWELS, N, N, U, N, S, E, E, S, D, S, E, INSERT ROD INTO HOLE, S, U, W, D, E, S, D, GET INTO BOAT, ROW SOUTH, CLIMB UP LADDER.